Le règlement de l'affaire Inuit Tapiriit Kanatami e.a. c/ Parlement et Conseil était attendu tant elle soulevait des questions cruciales au sujet de la modification de l'article 263, alinéa 4, TFUE introduite par le Traité de Lisbonne. L'ordonnance Inuit Tapiriit Kanatami, rendue le 6 septembre 2011, en chambre élargie, vient ainsi lever un coin du voile et dissiper une partie du mystère qui nimbe la « clause Jégo-Quéré ». Cette ordonnance suscite cinq séries d'observations d'inégale importance.
1. L'ordonnance Inuit Tapiriit Kanatami confirme l'applicabilité de l'article 263, alinéa 4, aux recours en annulation introduits postérieurement au 1er décembre 2009. Le Tribunal opte ici pour une motivation épurée et renonce, par conséquent, à la motivation inutilement complexe et contradictoire qu'il avait avancée, sans convaincre, dans les ordonnances Etimine et Norilsk Nickel Harjavalta. En l'espèce, le Tribunal ne retient plus que deux arguments redondants : d'une part, l'adage tempus regit actum, en vertu duquel « la question de la recevabilité d'un recours doit être tranchée sur la base des règles en vigueur à la date à laquelle il a été introduit » et, d'autre part, le principe selon lequel « les conditions de recevabilité du recours s'apprécient au moment de l'introduction du recours, à savoir du dépôt de la requête » (point 34).
2. Les problèmes juridiques posés par l'affaire Inuit Tapiriit Kanatami ayant été partiellement dégrossis par les deux ordonnances du 7 septembre 2010, le Tribunal a choisi d'attribuer l'affaire à une formation élargie de cinq juges et non à la grande chambre. Aussi convient-il de souligner, en second lieu, une originalité de la procédure applicable devant le Tribunal. En effet, en l'espèce, le Conseil et la Commission ont introduit une demande de renvoi de l'affaire devant la grande chambre. Or, tandis que la Cour est liée par une telle demande, le Tribunal dispose d'une faculté d'appréciation. Il n'est, pour sa part, soumis qu'à une obligation minimaliste, celle de soumettre l'affaire à « une chambre composée d'au moins cinq juges lorsqu'un État membre ou une institution de l'Union qui est partie à l'instance le demande ». Le renvoi à la grande chambre paraissait superflu ici puisque le Tribunal avait déjà statué en formation solennelle dans les affaires Etimine et Norilsk Nickel Harjavalta. Il est vrai cependant que l'affaire des Inuits soulevait également la délicate question de l'identification des actes réglementaires au sens de l'article 263, alinéa 4, TFUE.
3. C'est évidemment sur ce troisième point que l'ordonnance Inuit Tapiriit Kanatami retient, en troisième lieu et surtout, l'attention. Le Tribunal innove ici en proposant une définition de l'acte réglementaire, notion qui préside à l'applicabilité de la clause Jégo-Quéré. Sur ce plan, le Tribunal est contraint de faire oeuvre normative et se hisse au rang de jurislateur. Il observe en effet que « si cette disposition [l'article 263, al. 4, TFUE] apporte une nouveauté par rapport au Traité CE en ce qui concerne l'accès au juge de l'Union, [...] la notion d'« acte réglementaire » n'est pas définie par le Traité FUE » (point 39). Au terme d'« une interprétation littérale, historique et téléologique de cette disposition » (point 40), le Tribunal fournit un vade mecum du recours en annulation en soulignant que le Traité de Lisbonne a introduit une troisième possibilité de recours en faveur des requérants ordinaires. L'article 263, alinéa 4, TFUE « permet l'introduction d'un recours contre les actes individuels, contre les actes de portée générale qui concernent une personne physique ou morale directement et individuellement ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d'exécution ».
La détermination du champ d'application matériel de cette troisième voie suppose toutefois de définir la notion d'acte réglementaire. Or, s'il est évident qu'un acte réglementaire est un acte de portée générale, la réciproque n'est pas forcément vraie. Alors qu'il leur était proposé de reconnaître à toute personne physique ou morale le droit de former un recours en annulation « contre les actes [de portée générale/réglementaires] qui la concernent directement sans comporter de mesures d'exécution », les rédacteurs du Traité de Lisbonne ont opté pour la solution la plus restrictive(7).
« Dans ce contexte », la nouvelle possibilité offerte aux requérants ordinaires « ne vise pas l'ensemble des actes de portée générale, mais une catégorie plus restreinte de ceux-ci, à savoir les actes réglementaires » (points 43 et 50). Le Traité n'offre cependant guère de prise à une singularisation, d'un point de vue matériel, des actes réglementaires au sein de la vaste catégorie des actes de portée générale. Aussi le Tribunal se réfugie-t-il derrière une approche formaliste : « la notion d'« acte réglementaire » au sens de l'article 263, quatrième alinéa, TFUE doit être comprise comme visant tout acte de portée générale à l'exception des actes législatifs » (point 56). Dès lors, « si le critère de distinction entre un acte de portée générale et un acte individuel doit être recherché dans l'éventuelle portée générale de l'acte en question, sa qualification d'acte législatif ou d'acte réglementaire selon le Traité FUE repose sur le critère de la procédure, législative ou non, ayant mené à son adoption » (point 65). La notion d'acte législatif devrait donc couvrir tout acte adopté « par le Parlement européen avec la participation du Conseil ou par celui-ci avec la participation du Parlement européen ». En effet, tout acte dont l'adoption a mobilisé tant le Conseil que le Parlement « constitue une procédure législative spéciale » (art. 289, § 2, TFUE). Or, une procédure législative spéciale ne peut, en toute logique, déboucher que sur l'adoption d'un acte législatif. Ce critère autorise, en revanche, les justiciables à se prévaloir de la clause Jégo-Quéré à l'encontre d'actes délégués autosuffisants.
Bien que d'un maniement aisé, le critère formel cantonne très étroitement la portée de l'avancée symbolisée par la clause Jégo-Quéré. Un acte législatif pourra ainsi « faire l'objet d'un recours en annulation d'une personne physique ou morale uniquement s'il la concerne directement et individuellement » (point 56) sur la base de la jurisprudence Plaumann(8). En outre, dans l'hypothèse où un acte de ce type ne requerra pas de mesures d'exécution, les justiciables seront privés de protection juridictionnelle directe et devront agir au niveau national. Les jurisprudences UPA(9) et Commission c/ Jégo-Quéré retrouvent en effet droit de cité dans cette hypothèse particulière. Les justiciables devront alors se prévaloir de l'article 19, § 1, alinéa 2, UE selon lequel « les Etats membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l'Union ». La formule selon laquelle « il n'y a pas lieu de déterminer [au cas d'espère] si le règlement attaqué comporte des mesures d'exécution » (point 66) corrobore la pérennité de la jurisprudence UPA c/ Jégo-Quéré.
4. En quatrième lieu, le Tribunal esquisse, dans un obiter dictum, une définition de l'acte réglementaire « ne comport[ant] pas de mesures d'exécution ». Celui-ci s'entend comme « une réglementation complète, qui se suffit à elle-même et qui n'appelle aucune disposition d'application, pouvant ainsi directement concerner des particuliers »(10). Il s'agit donc d'un règlement autosuffisant, c'est-à-dire d'un règlement dont la mise en oeuvre ne « requiert » ou ne « nécessite » l'édiction d'aucun acte complémentaire.
5. Enfin, au cas d'espèce, le règlement litigieux ayant une nature législative, la recevabilité du recours était subordonnée au respect des conditions issues de la jurisprudence Plaumann. Le litige s'est principalement noué autour de l'article 3, § 1, du règlement (CE) n° 1007/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009, sur le commerce des produits dérivés du phoque. Cet article qui en « constitue la disposition centrale » dispose que « [l]a mise sur le marché de produits dérivés du phoque est autorisée uniquement pour les produits dérivés du phoque provenant de formes de chasse traditionnellement pratiquées par les communautés [inuit] et d'autres communautés indigènes à des fins de subsistance » (point 74). Le fait que la Commission soit chargée de déterminer les conditions de dérogation à cette interdiction générale de mise sur le marché des produits dérivés du phoque renforce indubitablement le caractère conditionnel de la disposition litigieuse. Dans l'attente de l'adoption de ce règlement(11), ceux qui souhaitent commercialiser des produits dérivés du phoque issus de formes de chasse traditionnelles sont donc pénalisés. Il leur faudra donc déployer la même stratégie contentieuse que celle qui avait été suggérée aux sociétés UPA et Jégo-Quéré par la Cour de justice, à la différence près que, cette fois-ci, les requérants devront solliciter une demande de dérogation auprès de la Commission elle-même. En effet, deux configurations sont possibles. En cas de carence de la Commission, les requérants devraient la saisir d'une demande de dérogation. La décision, expresse ou implicite, de refus permettra alors de lier le contentieux et d'exciper, dans ce cadre, de l'illégalité de l'interdiction générale de commercialisation des produits dérivés du phoque posée par le règlement n° 1007/2009. Si, entre-temps, la Commission a adopté le règlement délégué, les requérants pourront alors se prévaloir de la clause Jégo-Quéré. Le Tribunal fait ici montre de rigueur puisqu'il oppose une fin de non-recevoir aux requérants, sans véritablement leur suggérer d'alternative.
La Cour de justice ayant été saisie sur pourvoi(12), elle devrait avaliser la démarche du Tribunal quant à la définition de l'« acte réglementaire ».
- L'adjonction d'une orientation volontariste
Dans l'affaire Microban, le Tribunal était saisi d'un recours en annulation dirigé contre la décision par laquelle la Commission avait refusé d'inscrire le triclosan sur la liste des additifs autorisés (ci-après « liste positive ») par la directive 90/128/CEE de la Commission, du 23 février 1990, concernant les matériaux et objets en matière plastique destinés à entrer en contact avec les denrées alimentaires. En raison de ce refus, le triclosan ne peut plus être commercialisé dans l'Union depuis le 1er novembre 2011. Cette décision « s'applique donc à toutes les personnes physiques ou morales dont l'activité consiste à produire et/ou à commercialiser le triclosan, ainsi que des objets et des matériaux contenant cette substance » (point 24).
La décision litigieuse n'ayant pas été notifiée à la requérante - et elle n'avait d'ailleurs pas à l'être - sa contestation supposait que la requérante démontre qu'elle était directement et individuellement concernée (hypothèse Plaumann) ou qu'elle était directement concernée mais que la décision ne nécessitait l'adoption d'aucune mesure complémentaire d'exécution (clause Jégo-Quéré). Cette affaire rappelle ainsi que l'expression « acte réglementaire » peut tout aussi bien désigner un règlement, qu'une décision ou encore une directive. La solution est classique puisque la Cour de justice s'attache, de longue date, à la substance de l'acte davantage qu'à sa forme(13).
Afin de tenir compte de la réforme du recours en annulation survenue à l'occasion du Traité de Lisbonne, le Tribunal estime « légitime de s'interroger sur le point de savoir si cette notion [d'affectation directe telle que nouvellement introduite à l'article 263, quatrième alinéa, TFUE] doit faire l'objet d'une interprétation différente de celle qui a été développée dans le cadre » de l'article 230, quatrième alinéa, CE (point 31). A nos yeux, cette question ne paraissait pas devoir se poser dès lors que l'exigence d'affectation directe constituait traditionnellement une exigence aisément surmontable. Une simple transposition de la jurisprudence développée sous l'empire de l'article 230, alinéa 4, CE semblait donc suffire.
Afin de se guider dans son interprétation, le Tribunal souligne, à titre liminaire, que « l'article 263, quatrième alinéa, TFUE poursuit un objectif d'ouverture des conditions d'introduction des recours directs » (point 32). Le ton est ainsi donné. Refusant de confiner la révision de l'article 263, alinéa 4, TFUE au rang subalterne de révision minimaliste destinée à jouer un rôle subsidiaire, le Tribunal érige « l'objectif d'ouverture des conditions d'introduction des recours directs » en un principe ayant vocation à guider son interprétation. Le Tribunal peut d'ailleurs se prévaloir de l'idée selon laquelle « les dispositions du traité concernant le droit d'agir des justiciables ne sauraient être interprétées restrictivement »(14). Cette appréhension de la clause Jégo-Quéré favorable aux justiciables produit deux conséquences.
En premier lieu, « la notion d'affectation directe telle que nouvellement introduite dans cette disposition ne saurait, en tout état de cause, faire l'objet d'une interprétation plus restrictive que la notion d'affectation directe telle qu'elle apparaissait à l'article 230, quatrième alinéa, CE » (point 32). En réalité, on voit mal comment le Tribunal pouvait ne pas s'aligner sur la jurisprudence traditionnelle développée dans le cadre de l'article 230, alinéa 4, CE.
En second lieu, et c'est évidemment sur ce point que l'arrêt Microban était le plus attendu, le Tribunal devait préciser le sens de l'expression « ne comportent pas de mesures d'exécution ». C'est à ce stade de l'arrêt que « l'objectif d'ouverture des conditions d'introduction des recours directs » rejaillit sur le raisonnement du juge. Le Tribunal écarte l'ensemble des circonstances qui auraient suffi jusqu'alors à justifier un renvoi du justiciable vers le juge national(15).
L'arrêt Microban démontre de façon éclatante que le détour par les autorités nationales et l'obligation de susciter un litige artificiel qu'il induisait ne se justifient plus désormais. La voie ainsi tracée par le Tribunal doit être approuvée. Elle est en effet pleinement favorable aux justiciables qui bénéficieront dorénavant plus souvent d'un accès direct au juge de l'Union européenne. La solution est d'autant plus savoureuse que « ce qui est le meilleur dans le nouveau est ce qui répond à un désir ancien » (Paul Valéry).